Un regard sur l’assurance crédit

Un regard sur l’assurance crédit

François Meunier
Économiste, ancien directeur général de Coface pour la France

La couverture du risque politique fait partie du métier de l’assureur crédit, qui a vocation à gérer les risques financiers liés au commerce interentreprises et aux délais de paiement. Cet article prend une focale plus large et regarde les enjeux industriels nouveaux de l’industrie de l’assurance crédit. Cela nécessite de s’interroger en premier sur la fonction économique des délais de paiement et sur les risques qu’ils font apparaître. C’est sur cette base que le métier d’assurance crédit s’est construit, et c’est ce qui le contraint aujourd’hui à fortement évoluer.

Il importe dans ce dossier sur le risque politique de réserver sa place au métier de l’assurance crédit, cette branche des assurances couvrant le risque de non-paiement d’une dette commerciale entre une entreprise et son client acheteur (1). En effet, l’appréciation d’un risque de crédit est globale et doit prendre en compte l’environnement, y compris politique et institutionnel, dans lequel opèrent l’acheteur de biens et services et son fournisseur. C’est, chemin faisant, l’occasion d’élargir l’analyse à une autre dimension de la couverture des risques qu’entraîne le commerce interentreprises.

On commencera cette analyse par la question première : quelle est la fonction économique des délais de paiement ? Et quels risques couvrent-ils et créent-ils tout à la fois ? On verra ensuite comment interviennent les assureurs crédit dans ce marché. Pour enfin porter quelques jugements, qu’on espère les mieux fondés possibles, sur l’évolution future du métier.

Pourquoi y-a-t-il des délais de paiement ?

Le volet financier de la relation acheteur/fournisseur est plus complexe qu’on le pense souvent. Il comporte des obligations croisées à l’agencement parfois subtil, même après accord sur une transaction. Le fournisseur veut être payé. L’acheteur attend que la marchandise livrée réponde aux spécifications indiquées par le contrat. Dans certaines transactions, notamment pour la vente de biens d’équipement, l’imbrication des paiements d’avance, des livraisons partielles, des cautionnements, etc., prend une importance majeure, surtout si la transaction se place entre entreprises de législation et de pratiques commerciales différentes. Payer avec délai est donc une forme d’assurance qualité à la main de l’acheteur. Caveat emptor, dit le vieux principe du droit romain, qu’on peut traduire par : « Monsieur l’acheteur, c’est à vous de faire attention ! » Rien de mieux pour cela que de garder l’argent par devers soi le temps de regarder.

Tout en gardant sa fonction assurancielle, la durée de paiement prend rapidement un caractère de convention, propre à chaque pays : il est plus com-mode que les négociations commerciales comportent par défaut une durée standard de paiement. Les pays à plus longue durée de paiement sont ceux qui à l’origine faisaient peser le plus de risques juridiques sur les acheteurs en cas de réclamation sur la qualité de la livraison. Mais une fois la convention enracinée, le délai de paiement tend à se conformer à la norme, notamment parce que les entreprises proposent ou acceptent ce délai commun à la fois pour leurs clients et leurs fournisseurs, ce qui pour beaucoup d’entre elles équilibre leur trésorerie. De la même façon, le délai de paiement participe d’une solidarité entre l’acheteur et le vendeur, souvent présente dans le commerce, par laquelle le fournisseur contribue financièrement à l’effort commercial de son client, pour, en cas de succès, promouvoir ses propres fournitures. Ce type de relations s’observe souvent aujourd’hui dans les chaînes de valeur (supply chains), ou plus traditionnellement dans des groupements d’entreprise, comme le faisaient beaucoup autrefois les keiretsu japonais. Le crédit interentreprises prend ici une nature de quasi-fonds propres, rendant solidaires les parties prenantes. On ne quitte pas pour autant le domaine de l’assurance et de la gestion des risques.

Enfin, ces délais gardent la trace historique de l’incapacité ou de la réticence qu’a longtemps eue l’industrie bancaire à financer le fonds de roulement des entreprises. Le terme français de « besoin en fonds de roulement », parlant du compte client d’une entreprise, est évocateur. Il faut le financer et donc rechercher soi-même du crédit auprès de ses fournisseurs.

Il est probable qu’on assistera tendanciellement à un raccourcissement de ces délais, pour la raison simple que le besoin objectif d’assurance de l’acheteur diminue. On observe en effet :

  • une sécurité juridique croissante, notamment pour les flux internationaux ;
  • pour les marchandises, un renforcement de la sécurité physique et d’une manière générale une baisse du coût du transport, par le jeu du juste-à-temps, de la certification de qualité sortie usine, du contrôle électronique de l’expédition (radio frequency identification ou RFID), de la révolution du conteneur pour le transport maritime et maintenant terrestre.

Mais ceci prendra du temps, parce que tout changement est coûteux quand la règle s’appuie sur une convention bien commode pour coordonner acheteurs et vendeurs. Et il restera toujours un délai assuranciel incompressible, délai qui dépend évidemment du secteur d’activité, plus long par exemple pour les transactions de biens d’équipement que de biens de consommation et pour l’exportation que pour les ventes sur le marché intérieur.

Ces conventions commerciales ne sont pas garantes d’un optimum. Certains secteurs d’activité se prêtent assez facilement à un rapport de force où le fournisseur peut imposer sa durée de crédit et en abuse, notoirement les secteurs en aval des relations interentreprises, ceux qui ont l’avantage de livrer aux particuliers qui paient usuellement au comptant, ou bien les grandes entreprises par rapport aux plus petites. On peut se demander pourquoi l’acheteur en position dominante use du moyen de délais de paiement allongés pour améliorer sa position d’acheteur : il pourrait tout aussi bien exiger des prix plus bas. Les délais de paiement sont dans ce cas un moyen couvert, moins lisible, d’imposer des prix hauts, dans une logique de clouding ou d’obfuscation, bien connue des gens du marketing. Ils ont pu être aussi une réponse au risque du rationnement du crédit bancaire.

Tant par inertie de toute convention que par réticence de certains acheteurs à payer plus vite, l’autorité publique est légitime à user de la loi pour réduire le délai. D’où la législation française sur les délais de paiement, limités, par la loi de modernisation de l’économie (LME) de 2008, à 60 jours calendaires (ou 45 jours fin de mois). Elle s’applique difficilement, en raison du contexte récessif qui caractérise encore les grandes économies avancées, et il y a de bons arguments pour qu’elle soit encore durcie. Un raccourcissement du délai représenterait un afflux de trésorerie en un coup des grandes entreprises vers les moins grandes, et des secteurs aval vers les secteurs amont dans la chaîne de production. Une autre voie consiste à renforcer encore l’obligation de facturer des charges d’intérêt sur les retards de paiement, une mesure qu’encourage d’ailleurs la récente loi Macron sur les prêts interentreprises. Un bénéfice annexe de la généralisation d’une telle pratique serait d’ouvrir un « canal » d’action supplémentaire à la politique monétaire.

Un partage très dissymétrique du risque

Vus d’un point de vue macroéconomique, les délais de paiement fournissent une autre forme d’assurance. En temps normal, les entreprises s’épaulent entre elles par des crédits croisés, ce qui donne une certaine respiration au système en cas de choc conjoncturel, de même qu’une moindre dépendance au cycle du crédit bancaire. Mais lorsque le choc est trop violent ou transversal, on joue avec le point de rupture, puisque s’accroît alors le risque qu’une faillite individuelle se répercute en cascade sur les entreprises en aval. Cet effet de contagion peut dominer et devient même une caractéristique propre de la récession, ce qu’on appelle le volet commercial d’une crise de crédit, trop peu analysé par les économistes, qui regardent davantage les crises de crédit bancaire. Même s’il est moins important que dans le cas bancaire, ce risque systémique existe. Les entreprises les plus fragiles disparaissent souvent à cette occasion. C’est ce qu’on a vu en 2009 lorsque la crise financière a muté en une violente crise des affaires.

Il faut noter ici la forte inégalité face au risque de non-paiement entre les trois grandes classes de créanciers de l’entreprise que sont les banques, les créanciers obligataires et les fournisseurs. Le crédit clients s’élève en France à environ 600 Md€, soit plus de trois fois le crédit court terme des banques et plus de dix fois le marché des billets de trésorerie, ce qui montre son importance. Et pourtant, il s’agit du marché du crédit le moins régulé, le moins protégé qui soit.

Il y a là une imperfection majeure des marchés du crédit, qui veut qu’aujourd’hui le fournisseur soit le plus mal loti des créanciers d’une entreprise. Comparons. On se risque à son péril à rater une échéance bancaire ou pire, obligataire ; on a par contre toute souplesse pour différer le dû à son fournisseur, et ceci à taux d’intérêt nul. Pourtant, ce n’est certainement pas le métier du fournisseur de gérer le risque de crédit et le financement ; c’est celui du système financier. Ce sont les entreprises qui subissent le risque de crédit le plus fort, alors qu’elles sont en général, sauf les plus grandes d’entre elles, beaucoup moins solides que les acteurs financiers. En quelque sorte, les institutions financières se déchargent sur les entreprises du rôle de financement contracyclique de l’économie.

Les banques se satisfont de la concurrence de ce crédit parallèle si particulier, parce que précisément il rend le tissu économique plus résilient sans qu’elles aient à y mêler leur bilan. De plus, ce marché produit de l’information (un fournisseur connaît souvent mieux son client que la banque). Il suffit de noter à quel point les banques cherchent aujourd’hui à développer les formes de crédits gagés sur des créances commerciales (affacturage et titrisation notamment) pour se persuader que le crédit commercial est pour elles un complément utile du crédit bancaire. Par la souplesse des délais de paiement, l’élastique se tend et se détend sans que leurs fonds propres soient engagés. Le paradoxe est plus fort encore s’agissant du crédit obligataire. L’investisseur sur les marchés financiers a la possibilité de diversifier son risque et de s’en retirer assez facilement. C’est beaucoup plus difficile pour l’entreprise qui ne peut modifier à son gré son porte-feuille de clients, en tout cas à court terme.

C’est ici qu’intervient l’assurance crédit, qui remplit une fonction régulatrice importante dans le financement de l’économie.

Le rôle de l’assurance crédit

Elle offre aux entreprises la possibilité de surveiller la solidité de leurs clients, de se garantir contre leurs défaillances et d’user d’une menace plus crédible en cas de non-paiement. En clair, information, prévention et dissuasion qu’il faut étudier tour à tour.

  • L’assurance crédit fournit de l’information de solvabilité au système. Il est commode pour l’entreprise de sous-traiter cette recherche à un tiers spécialisé, disposant de ressources abondantes en matière d’analyse crédit et de bases de données, recueillant l’information auprès de ses clients et la partageant entre eux. Ce partage d’information est moins aisé quand il est effectué de manière directe entre les entreprises elles-mêmes, parce qu’elles sont en concurrence directe et interdites de collusion. L’information pertinente est véhiculée soit par un rapport de crédit, soit plus efficacement par le fait qu’un mauvais risque est « réduit » ou « résilié », ce qui incite l’entreprise à orienter son effort commercial vers de meilleurs clients.
  • Elle protège contre le risque de défaut, sur la base d’une prime d’assurance, calculée à partir de la qualité du portefeuille clients de l’entreprise, mais aussi de l’expérience de défaut de l’entreprise qui s’assure. Deux entreprises peuvent avoir la même base de clients, la première diligente dans son recouvrement, la seconde au contraire laissant filer ses délais clients. On observera un taux de défaut plus élevé sur la seconde, et ce beaucoup plus que proportionnelle-ment au délai de paiement. Le contrat d’assurance a dans ce cas de bonnes propriétés incitatives. En cours de contrat, l’assureur crédit peut réduire ou résilier sa couverture s’il juge le risque trop grand ou mal géré par l’entreprise ; l’élargir si le risque s’améliore ou est mieux suivi par l’entreprise. Il aide ainsi à la prévention.

On retrouve ici une des caractéristiques saillantes de certaines branches d’assurance, comme les grands risques industriels, où le client, dans l’idéal, achète avant tout le service de prévention. La logique de la prime d’assurance, si le service est bien rendu, s’inverse alors : le client doit être conduit, dans certaines limites, à payer d’autant plus cher son assurance que le niveau de sinistres enregistré est faible. Le premier rôle de l’assureur n’est plus d’indemniser son assuré d’une perte subie sur un client, mais de la lui éviter par une bonne prévention, née notamment d’un dialogue assureur, assuré et acheteur final. Or, pour anticiper, il semble que l’industrie d’assurance crédit ait perdu récemment la vision de ce cercle vertueux et en soit trop réduite, dans une course à la réduction des coûts, à caler ses primes sur le niveau de ses sinistres, dans une spirale baissière qui nuit au développement de l’activité.

  • Enfin, l’assurance crédit joue un rôle de chien de garde dans les pratiques commerciales. Il n’est jamais bon d’être repéré comme mauvais payeur. L’ entreprise peut oser dire à son client : « Tu ne te rends pas service à me payer en retard. Je suis tenu de le signaler à mon assureur ! » Ce rôle de dissuasion s’est accru avec l’amélioration des systèmes d’information. À discipliner ainsi le système des paiements interentreprises, l’assureur crédit lui fait perdre une partie de sa flexibilité, mais à l’avantage des entreprises et à l’avantage de l’économie, en réduisant le risque systémique de défauts en cascade.

On voit que chacun de ces services est en principe d’autant plus facilement rendu que l’assureur dispose d’une large clientèle, qui lui fournit une information abondante sur de plus nombreux acheteurs, renforçant ainsi son pouvoir dissuasif. Il y a donc des caractéristiques de monopole naturel dans cette industrie, qui font au total que trois acteurs principaux – Euler Hermes, Atradius et Coface – se partagent l’essentiel du marché.

Cette concentration du métier, nécessaire pour l’efficacité du service, a aujourd’hui probablement atteint ses limites. Ce n’est pas tant le poids de l’assureur vis-à-vis de ses clients qui serait à craindre en cas de concentration supplémentaire, la compétition commerciale restant très rude ; mais plutôt un pouvoir de dissuasion trop important vis-à-vis des entreprises acheteuses, qui ne doivent pas souffrir d’un manque de diversité dans la notation de solvabilité et risquer le cas échéant d’être arbitrairement coupées du crédit de leurs fournisseurs, et par voie de conséquence du crédit bancaire.

Il en résulte une obligation nouvelle pour l’assureur crédit, qui doit faire en sorte de se tromper le moins possible quand il dégrade la note de crédit donnée à un acheteur, et de mettre en place des procédures d’appel ou de transparence par lesquelles il permet à ses assurés ou à leurs acheteurs de contester la note qu’il donne. Cette pratique peut tourner à son avantage si elle permet d’améliorer la qualité des signaux diffusés à la collectivité de ses clients. On relève ici la proximité industrielle entre le métier de l’assureur crédit et le métier des agences de notation sur les marchés financiers.

Un métier qui doit évoluer

Un rapport de l’Inspection générale des finances (2), rendu public en janvier 2013, a fait un certain bruit dans la profession. Il revenait, en le confortant, sur le procès fait à l’assurance crédit au moment de la crise de 2008, d’être procyclique, c’est-à-dire allante en période de haute conjoncture, mais restrictive en basse conjoncture, précisément quand les entreprises en ont le plus besoin. Ceci oblige à une analyse plus fine de la dynamique de risque.

On vient de noter le rôle stabilisateur du crédit interentreprises, qui se dilate et se contracte au gré de la conjoncture, rôle que remplit beaucoup moins bien le crédit bancaire et moins encore le financement obligataire. Mais en cas de choc transversal et majeur, l’élastique se tend jusqu’à la rupture et fait courir le risque d’une propagation systémique. Dans ce cas, les défauts de paiement se multiplient et les entreprises, affolées, coupent radicalement leur crédit client, voulant le plus possible être payées comptant. L’assureur crédit, de par son rôle disciplinaire, restreint certes l’amplitude de l’élastique en temps normal mais limite aussi le risque d’une rupture de la chaîne de paiements. En ce sens précis, l’assurance crédit contribue à la stabilité du système et l’affirmation de procyclicité n’est pas fondée. Un monde de crédit interentreprises sans assurance crédit serait probablement plus brutal et amplificateur de crise qu’il ne l’est aujourd’hui.

Deux facteurs jouent en sens inverse. Le plus évident est bien sûr que la stabilisation ne joue que jusqu’à la limite des fonds propres de l’industrie, qui restent et resteront insuffisants dans le cas d’un choc de la magnitude de celui de 2008. Le second porte sur le recours croissant des assureurs à des modèles statistiques de risque, reposant sur des appréciations individuelles de solvabilité, assorties de notations sur le secteur ou sur le pays. Ces modèles se ressemblent fortement et envoient les mêmes signaux simultané-ment à chacun des assureurs. On n’est plus dans une logique de prévention au cas par cas, mais de flux et reflux assez brutaux. On trouve ici le même type de débat qu’ouvre la mise en place des modèles de risque, qui plus est imposée par le régulateur, dans l’industrie bancaire.

Il semble que l’industrie tâtonne encore dans sa réponse à ce qu’impliquent les événements de 2008 sur leur offre produit et sur leur système de gestion du risque. On peut regretter sur le premier point le manque d’innovation en matière de produits, l’offre restant limitée à ce que les entreprises ont toujours connu. C’est une des raisons qui explique que la pénétration du produit d’assurance crédit et de ses dérivés semble avoir atteint un plafond dans les grands pays avancés, notamment en Europe, et ne pas se développer au rythme de la croissance du PIB dans les pays émergents. C’est regrettable au vu de l’importance du service économique qui pourrait être rendu. En particulier, l’industrie hésite à lancer des produits où l’ajustement du risque ne se ferait pas intégralement via l’instrument que sont les limites quantitatives de risque – c’est-à-dire par un rationnement plus ou moins grand du crédit –, mais qui utiliserait aussi le mécanisme des prix. Un mauvais risque n’est pas, dans certaines limites, un risque dont la probabilité de défaut est plus élevée. C’est un risque mal sélectionné, mal surveillé et pour lequel il est difficile de donner un prix. On doit concevoir des produits où une moindre rigidité en matière de volume de risque couvert se paie d’un prix plus élevé, sur tout ou partie du portefeuille assuré. Il ne s’agit assuré-ment pas de répliquer des dérivés de crédit, puisqu’on reste dans le domaine de l’assurance, le risque ne pouvant en aucune façon être cessible et négociable et devant garder son caractère indemnitaire. Mais la puissance du marché des dérivés de crédit montre bien, si on lui ajoute des services d’information, de surveillance et de recouvrement, le potentiel que peut avoir l’assurance crédit pour celles des entreprises ne disposant pas de l’accès aux marchés financiers.

De même, beaucoup d’entreprises, en tout cas les plus grandes, ont les fonds propres ou une clientèle suffisamment diversifiée pour absorber les défauts de clients qui adviennent au fil de l’eau, ce qu’on appelle le risque de fréquence. Leur poids commercial dissuade également les mauvais payeurs. L’assureur est plus utile ici pour couvrir, dans certaines limites, le risque de pointe, lié à des corrélations adverses, qui attaque les fonds propres. La difficulté est alors de bien tarifer le produit, de compenser une base de primes moindre par un prix proportionnellement plus élevé du risque unitaire, ceci grâce à un accompagnement plus étroit du client. À ce jour, les assureurs crédit n’ont pas trouvé l’équilibre d’un tel produit, qui pose également des problèmes de distribution, les agents et courtiers recevant souvent une rémunération en proportion du volume de primes et non de sa rentabilité espérée. On voit trop les assureurs crédit, toujours à la recherche d’un volume de primes plus important, accepter de couvrir le portefeuille de clients des grands groupes à un tarif qui ne correspond ni au risque objectif pris ni au service d’information rendu.

Le risque politique, domaine que couvre le présent dossier, reste trop négligé par l’assurance crédit traditionnelle. On ne parle pas ici de l’assurance des très grands risques, sur des contrats majeurs à l’exportation, où la puissance publique intervient et supplée naturellement aux assureurs privés. L’analyse de tels projets requiert une expertise sectorielle pointue, embrassant l’ensemble des risques, financiers, opérationnels, juridiques et politiques qu’ils portent. On est là dans le domaine du financement de projet, incluant souvent une part non négligeable d’aide à l’exportation pour les champions nationaux. C’est la raison qui fait que Coface se sépare prochainement de son pôle assurance crédit public, qui rejoindra Bpifrance et lui apportera une compétence précieuse dans le domaine mal couvert par lui de l’international. Mais le reste du marché est à la portée des assureurs crédit, d’autant que couvrir le risque sur des acheteurs dans les pays émergents comporte inévitablement une part de risque dit politique. L’État doit aussi faire en sorte de ne pas déstabiliser ce marché par une politique tarifaire évictive des acteurs privés.

Un champ immense enfin est ouvert à la jonction de l’assurance du risque client et du financement du poste client, affacturage ou titrisation. La synergie de distribution est très forte, à en juger par l’appétence des courtiers pour la vente conjointe, et comme on l’a vu à celui des banques pour gager leur financement sur les actifs circulants de l’entreprise. Il est étonnant de laisser aux banques le champ du financement du crédit commercial, alors qu’une grande partie du risque qu’il recèle est cédé à l’assurance crédit, sans que celle-ci en bénéficie vraiment dans la relation client. Les expériences faites dans le passé par les assureurs ont plutôt été des succès. Et l’industrie dispose à présent des capacités à analyser autant le risque des acheteurs que celui que fait porter le bénéficiaire du crédit, le fournisseur, parce qu’il se ramène le plus souvent à une analyse standard de risque de crédit.

Ce manque d’agilité stratégique vient peut-être aussi d’un dispositif imparfait en matière de gestion de risque. Il y a au vrai deux fonctions dans ce domaine. La première consiste à collecter et à analyser les risques acheteurs, sur potentiellement des millions d’entreprises. C’est un métier d’analyse crédit, qui exige des bonnes connaissances du tissu économique et qui doit être logé dans les pays d’appartenance des entreprises dont on couvre le risque de défaut. Il vaut mieux que l’analyse crédit des entreprises brésiliennes soit logée au Brésil plutôt qu’en Allemagne ou en France. C’est aussi un métier qui doit être appuyé, et de plus en plus, par des capacités statistiques et informatiques pointues, opérant sur des bases de données immenses, à la recherche de bons algorithmes de mesure de risque. Tout autre chose est le métier d’arbitre, c’est-à-dire de décision pour le compte du client, de dire oui ou non à un risque spécifique. C’est une fonction qui doit s’opérer près du client et non pas près du risque de l’acheteur final (on rappelle qu’à la différence du métier du crédit bancaire, le client n’est pas le risque lui-même ; il cherche à se protéger du risque. Il est donc moins gênant que l’arbitre, preneur de risque, adopte une posture plus commerciale et soit davantage un prestataire de service). Le service doit être rendu en continu, et enrichi par des services de relance, de notation et de recouvrement. Il est donc préférable que l’arbitre au service de clients allemands soit basé en Allemagne. Or, dans une logique d’économie, on renvoie trop souvent cette fonction d’arbitrage dans le pays du risque et non dans celui du client. L’arbitre marche un peu sur les pieds de son collègue analyste, qu’il « juniorise », et se coupe du dialogue avec les clients. L’arbitre est vu alors par le client comme un simple auxiliaire algorithmique, dont les décisions sont perçues souvent comme… arbitraires. Service moindre signifie prix moindre, et donc, dans une logique perverse pour le développement de l’activité, effort accru des assureurs crédit de réduire le coût de la gestion du risque et d’accroître l’automatisation de la décision. Le courtage peut tenter de suppléer à cette prestation de service défaillante, mais ne peut le faire qu’imparfaitement. C’est cette logique malthusienne qui doit être corrigée. Dans l’équilibre du compte d’exploitation de l’assureur, la part cost ratio, c’est-à-dire coût du service rendu, doit s’accroître de façon à pouvoir limiter ses risques tout en se permet-tant des primes plus élevées. C’est une rupture dans le modèle économique difficile à négocier, mais qui est la seule capable de déployer tout le potentiel du métier. Est-ce la stabilisation du marché autour de trois acteurs principaux qui n’incite pas chacun d’eux à imaginer les solutions et les dispositifs du futur ?D’où peut venir la rupture ?

Enfin, l’assurance crédit a une qualité intéressante du point de vue de la gestion des risques des réassureurs ou des grands groupes d’assurance. Le risque de crédit n’est que faiblement corrélé à la plupart des grands risques que porte l’industrie de l’assurance. Celle-ci a bien sûr la possibilité de se fournir sur les marchés financiers par achat d’obligations d’entreprises et c’est ce qu’elle fait de plus en plus. Elle s’intéresse aussi au métier du crédit direct aux entreprises, correctement mutualisé. Mais elle peut trouver aussi dans l’assurance crédit un collecteur étonnamment diversifié de risques d’entreprises, petites ou grandes, cotées ou non cotées, dans tous les pays de la planète.

Notes

1- Qu’il faut distinguer de l’assurance des particuliers sur les emprunts hypothécaires.

2- « Le crédit interentreprises et la couverture du poste clients », rapport de l’Inspection générale des finances, janvier 2013.

Publié dans la revue Risques n° 106 de juin 2016.

 

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